« La dignité du peuple grec vaut plus qu’une dette illégale, illégitime et odieuse »

Publié: septembre 17, 2015 dans Articles / Press / Grèce

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Entretien inédit pour le site de Ballast

Presque cinq années d’austérité imposées par la Troïka (BCE-FMI-Commission européenne) auront suffi à ruiner la Grèce et à enterrer définitivement tout espoir de relance de l’économie. Le taux de chômage est passé de 7,5 %, en 2008 (avant la crise des subprimes), à 28 %. En l’espace de quatre ans, les revenus avant impôt des Grecs ont baissé de 22,6 % et les salaires chuté de 27,4 %¹. L’austérité tue². La misère s’installe et les conséquences sanitaires sont terribles ; face à ce constat, le peuple s’organise pour survivre. De nombreuses initiatives se sont mises en place, à commencer par la création de dispensaires autogérés, dont le but est d’assurer la prise en charge des soins de ceux qui n’ont pas les moyens de payer leur médecin, leur dentiste, leurs médicaments ou leur hospitalisation. Nous nous sommes rendus dans l’un de ces dispensaires, à Athènes, et avons rencontré Sofia Tzitzikou, une pharmacienne bénévole. Cette femme de 59 ans, vice-présidente de l’UNICEF Grèce, fait également partie de la commission d’audit de la dette grecque. 

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(Kostas Tsironis/Bloomberg)


Vous êtes particulièrement impliquée dans la défense des droits des femmes. Quelles conséquences, économiques, sanitaires et sociales, les mesures d’austérité ont-elles engendré sur leurs conditions de vie ?

Pendant les cinq dernières années, les politiques d’austérité en Grèce ont conduit au démantèlement des structures de santé et de protection sociale. L’impact de la crise est tout à fait visible sur les conditions de vie des groupes les plus vulnérables — et, en particulier, les femmes. 60 % de celles-ci sont au chômage longue durée, et sont donc privées de tout accès aux services de santé publics, puisqu’elles ne bénéficient plus d’aucune couverture santé. Les ménages les plus pauvres ont quasiment tout perdu. 40 % des Grecs ont passé l’hiver sans chauffage et le nombre d’expulsion du domicile pour impayé a explosé. Cette année, des enfants sont décédés d’intoxication au monoxyde de carbone après que leurs parents ont brûlé des meubles pour réchauffer la famille… Le nombre de médecins hospitaliers a baissé de plus de 50 % et beaucoup d’entre eux ont émigré. Il devient très difficile de trouver un médecin dans certains zones géographiques, en Grèce. Le taux de suicide a fortement augmenté. Les services de médecine de la reproduction n’existent plus dans les hôpitaux et tous les systèmes ou circuits de prévention ont disparu. La prévalence du VIH est en forte augmentation. À l’hôpital, un accouchement normal est facturé 600 euros et une césarienne 1 250 euros — ce qui représente plusieurs fois ce qu’une femme touche par mois pour vivre ! Les examens de suivi de la grossesse sont également très coûteux : les femmes ne consultent pas d’obstétricien jusqu’au jour de leur accouchement. Et lorsqu’elles ne peuvent pas payer pour la prise en charge de leur accouchement, leur dette envers l’hôpital est transférée au service des impôts. Si la débitrice ne dispose ni d’argent ni de biens à saisir, celle-ci peut écoper d’une peine de prison et la dette est transférée sur le nourrisson… qui se retrouve endetté dès sa naissance ! Nous sommes face à une forme de criminalisation de la maternité des femmes pauvres. Par ailleurs, la mortalité périnatale a augmente de 40 %, tout comme les violences domestiques. Le nombre de naissance a diminué de 20 000. Et le taux d’avortement a quant à lui augmenté : plus de 150 000 avortements par an…

« Si la débitrice ne dispose ni d’argent ni de biens à saisir, celle-ci peut écoper d’une peine de prison et la dette est transférée sur le nourrisson… qui se retrouve endetté dès sa naissance ! »

Comment les femmes s’organisent-elles face à la crise ?

Après le premier choc dû à la violence des mesures imposées par la Troïka, les femmes ont commencé à participer à la création de réseaux de solidarité dans les quartiers et les municipalités. Elles ont également mis en place des structures autogérées afin d’apporter des soins et de la nourriture, afin d’organiser des événements politiques ou culturels. Des groupes de lutte se sont mis en place pour la défense de leurs droits, jusqu’alors constamment violés durant ces cinq dernières années de crise.

Les droits de la femme sont inscrits dans les lois grecques ; comment expliquer qu’elles ne soient pas appliquées ?

La constitution grecque, ainsi que les Droits de l’homme, ont été brutalement et constamment attaqués, bafoués et violés depuis 2010 — chose qui a été rapportée dans de nombreux rapports de l‘ONU, de l’UNICEF, ainsi que de l’OMS. Il ne suffit pas que les lois existent, il faut les moyens de les faire appliquer. Et les mesures d’austérité imposées ont mené à la violation des droits des femmes, et de l’Homme en général, en coupant tous les moyens de faire appliquer l’égalité et la justice sociale.

Vous vous occupez d’un dispensaire de soin autogéré à Athènes. Dans quelle mesure ce dispositif est-il devenu indispensable ? Comment est née cette initiative et d’où proviennent les moyens nécessaires au fonctionnement de ces structures ?

Plus de 3 millions de personnes en Grèce n’ont plus accès au système national de santé car elles ne disposent plus d’aucune couverture de santé (il y a actuellement 28 % de chômage). Sans vouloir se substituer à l’État dans ses responsabilités, il n’était plus acceptable de fermer les yeux sur cette urgence sanitaire des « nouveaux pauvres » — on s’occupe également des sans-abris, sans-papiers, des réfugiés et des migrants. Au nom de la solidarité, nous avons créé un réseau de cliniques, de structures d’alimentation ou de fourniture de vêtements, et même de logements. Notre clinique existe depuis deux ans et demi ; elle se situe dans le centre d’Athènes et a déjà pris en charge 13 000 patients. Nous proposons des consultations et des soins médicaux, de la petite chirurgie et de la dentisterie. Nous disposons également d’une pharmacie qui dispense gratuitement des médicaments aux patients qui n’ont pas les moyens de se les procurer ailleurs. Les médicaments proviennent tous de dons de personnes qui souhaitent participer à cette solidarité et ce réseau s’étend à l’extérieur du pays : nous recevons, de la part de citoyens étrangers, des médicaments collectés non utilisés (mais non expirés). L’équipement des dispensaires et le paiement du loyer sont également assurés grâce à ces dons.

Et combien en existe-t-il en Grèce ? 

Plus de cinquante. Tous ces dispensaires ont été créés grâce à la solidarité dans le pays. Les personnels de ces structures autogérées sont tous des bénévoles, qui offrent leurs services gratuitement.

Vous considérez que cette expérience doit rester temporaire et que c’est à l’État de gérer les soins de la population. Avez-vous cependant constaté des aspects positifs à ce type d’organisation autogérée ?

« Rien ne pourrait être pire de ce que l’on a déjà subi. Il est temps de dire stop et de se reconstruire.»

Je souhaite en effet que l’État puisse rapidement offrir à nouveau au peuple des services accessibles et de qualité. Le plus tôt sera le mieux. C’est ce qui reste le plus efficace et permettait d’assurer des soins à tous. Les dispensaires pourraient cependant servir de « modèles » par la suite, afin de créer des services gratuits qui seraient orientés vers les besoins spécifiques et complexes de chaque patient, y compris les plus pauvres, dans une démarche qui respecte leur dignité.

Le référendum, annoncé par Tsipras, aura lieu demain. Vous vous êtes positionnée en faveur du « non ». Comment allez-vous faire face, au sein du dispensaire, au chaos économique plus ou moins transitoire qui pourrait en découler ?

Depuis cinq ans, nous vivons une véritable descente aux enfers. Chacun et chacune, parmi nous, l’a vécu : pertes professionnelles, financières, personnelles ou familiales… Rien ne pourrait être pire que ce que l’on a déjà subi. Il est temps de dire stop et de se reconstruire. Le véritable « chaos » s’installera seulement si nous continuons à accepter ces politiques d’austérité qui ont déjà ruiné le pays, les Grecs et nos vies. Nous nous attendons à des semaines très difficiles et à des difficultés d’approvisionnement majeures — notamment de médicaments. Avec nos réserves actuelles dans la pharmacie du dispensaire, nous pouvons vivre en autarcie pendant environ un mois. Après cela, certains médicaments, dont les plus vitaux, vont commencer à manquer. Donc, plus que jamais, nous avons besoin de la solidarité.

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(Corbis)

Vous faites partie de la commission d’audit de la dette grecque — qui, dans son rapport préliminaire, a affirmé que la dette était illégitime. En cas d’annulation d’une partie de cette dernière, craignez-vous les foudres des autres citoyens européens ? 

Les peuples en Europe ont le droit de savoir la vérité sur cette question de la dette. 86 % de l’argent destiné au sauvetage de la Grèce a été versé à des banques françaises et allemandes, directement déposé sur un compte spécial hébergé au Luxembourg. Moins de 10 % de cet argent a servi au fonctionnement de l’État grec. Lisez le rapport préliminaire de notre commission d’audit ; il est disponible sur Internet. Les réponses à de nombreuses questions sur la constitution de cette dette s’y trouvent. Elles sont claires et les arguments solides. Il est fait état de violations juridiques rendant cette dette illégale ; il y est spécifié, qu’après analyse, « l’accroissement de la dette n’est pas le résultat de dépenses publiques excessives, celles-ci étant en réalité restées plus faibles que les dépenses publiques d’autres pays de la zone euro. La dette provient pour l’essentiel du paiement aux créanciers de taux d’intérêts extrêmement élevés, de dépenses militaires excessives et injustifiées, d’un manque à gagner fiscal dû à la fuite illicite de capitaux, du coût de la recapitalisation de banques privées par l’État, et des déséquilibres internationaux issus des lacunes inhérentes au modèle de l’Union monétaire. L’adoption de l’euro a généré en Grèce une augmentation drastique de la dette privée à laquelle les grandes banques privées européennes ainsi que les banques grecques ont été exposées. En prenant de l’ampleur, la crise bancaire a débouché sur une crise de la dette souveraine grecque. En 2009, en mettant l’accent sur la dette publique et en gonflant le déficit, le gouvernement de George Papandréou a voulu présenter comme une crise de la dette publique ce qui était en réalité une crise bancaire. » De toute évidence, la Grèce, non seulement n’est pas en capacité de rembourser cette dette, mais elle ne doit pas le faire. Son remboursement et les mesures mises en place pour tenter d’y parvenir ont mené à la violation de plusieurs droits de l’Homme. L’entêtement de la Troïka à chercher à nous la faire rembourser n’a pour but que de protéger les créanciers privés — et à faire un exemple, au passage. Nous pensons que la dignité du peuple grec vaut plus qu’une dette illégale, illégitime, odieuse et insoutenable. Ici, nous avons tous payé pour sauver les banques — y compris vos banques françaises et allemandes. Les Grecs le font en se saignant depuis cinq ans, parfois au prix même de leur vie. Il faut que cela s’arrête.

Portrait de Sofia Tzitzikou : Stéphane Burlot


REBONDS

☰ Lire notre traduction de l’entretien de Pablo Iglesias : « Faire pression sur Syriza, c’est faire pression sur Podemos, pour montrer qu’il n’y a pas d’alternative », mai 2015
☰ Lire notre traduction de l’article « Assassiner l’espoir », Slavoj Zizek, avril 2015
☰ Lire notre entretien avec Joëlle Fontaine, « Difficile pour la Grèce d’être souveraine suite aux menaces de l’Union européenne », février 2015


NOTES

1. Cette baisse n’est cependant pas uniforme : les 10 % des salaires les plus bas plongent de 34,6 %, tandis que les 1 % les plus hauts ne perdent que 4,8 %. Les 10 % des ménages les plus pauvres de 2012 ont perdu en cinq ans 86,4 % de leurs revenus, alors que les 10 % les plus riches ont essuyé une baisse de 17 %. 30% des Grecs n’ont plus aucune couverture sociale et 40% d’entre eux ont passé l’hiver sans chauffage. Le nombre de médecin hospitalier est passé de 5000 à 2000 en 4 ans et de nombreux hôpitaux et services ont été fermés. Le taux de suicide a explosé, la prévalence du VIH est en forte augmentation et le paludisme fait son retour. La mortalité périnatale est en très forte augmentation et il devient difficile de vacciner les enfants. En 2014, malgré la baisse des salaires, les exportations étaient inférieures de 11,9 % à celles de l’année précédant la crise. Entre 2008 et 2012, « le fardeau fiscal a crû de 337,7 % sur les faibles revenus et de 9 % sur les déciles supérieurs* ». Malgré les mesures drastiques de coupe dans le budget de l’Etat responsables de cet état de fait, la dette publique est passée de 120 à 175 % du PIB en 4 ans**.
* « Dr Folamour à Athènes », Pierre Rimbert, Le Monde diplomatique, avril 2015.
** Voir « The impact of economic austerity and prosperity events on suicide in Greece: A 30-year interrupted time-series analysis », Charles C. Branas. BMJ Open, vol. 5, n° 1, 2 février 2015 / « Greece: Solidarity and adjustment in times of crisis », Tassos Giannitsis et Stavros Zografakis. IMK Studies, n° 38, Düsseldorf, mars 2015 / « Greece’s health crisis: from austerity to denialism », Alexander Kentikelenis et al. The Lancet, 22 février 2014 / « Health effects of financial crisis: omens of a Greek tragedy », The Lancet, Early Online Publication, 10 October 2011.

2. Quand l’austérité tue. Épidémies, dépressions, suicides : l’économie inhumaine, Sanjay Basu et David Stuckler, éditions Autrement, Paris, 2014.

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